Les abeilles sont cruciales pour notre biodiversité et notre agriculture. Nos sociétés humaines ont incontestablement besoin des abeilles sauvages et domestiques, leurs rôles de pollinisateurs permettent à de très nombreuses espèces végétales (cultivées et sauvages) de se reproduire. On estime que les abeilles, au sens large, participent ou assurent la pollinisation de 200 000 espèces de plantes à fleur (soit 80% des espèces recensées). Selon la Commission européenne, « 84% des espèces cultivées et 78% des espèces végétales sauvages dépendent, au moins en partie, des animaux pollinisateurs » dans l’UE.

De façon très préoccupante, depuis une trentaine d’années leurs populations diminuent. Les causes de cette catastrophe ont longtemps été débattues, mais il y a aujourd’hui un consensus scientifique pour dire que la conjugaison de stress venant de différentes sources est responsable de la diminution des populations. Ces causes sont liées à l’agriculture intensive, aux pesticides, aux parasites, à des virus, à des carences alimentaires, aux espèces envahissantes, aux changements d’affectation des sols ou encore la fragmentation des milieux.

Contexte

L’utilisation des pesticides dans l’agriculture est régie par la législation européenne, qui, avant leur mise sur le marché les soumet à une évaluation des risques sur la santé humaine, animale et des risques pour l’environnement. Le document d’orientation sur l’écotoxicologie terrestre, élaboré par la Commission européenne en 2002 fixe les niveaux de risques. Selon plusieurs organisations dont Nature et Progrès, ce document a été co-écrit par l’industrie et a permis l’utilisation de produits hautement toxiques pour les abeilles comme les néonicotinoïdes.

En 2013, un document « Bee Guidance Document » tentant de moderniser le système d’autorisation des pesticides a été produit par les experts de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui ont jugé qu’il n’était pas acceptable que la taille d’une colonie d’abeilles décline de plus de 7% après avoir été exposée à des pesticides. Ce seuil de mortalité tolérable concerne les abeilles domestiques, les bourdons et les abeilles sauvages contre la toxicité des pesticides. Ce document fait suite à la saga sur les néonicotinoïdes (les pesticides tueurs d’abeilles) et tente de combler les lacunes concernant la protection des abeilles. Toutefois, le « Bee Guidance Document » qui était le fruit d’un (mauvais) consensus n’a pas été approuvé par une partie importante des états membres à cause d’un lobbying intense. Selon l’ONG Pesticide Action Network (PAN) une campagne massive a été menée contre ce seuil de 7% par l’industrie agrochimique, qui craignait qu’une grande majorité de ses produits ne seraient pas réapprouvés et que les agriculteurs resteraient sans pesticides si les normes de protection des pollinisateurs étaient renforcées.

 

Révision du document de « guidance abeilles »

En 2019, la Commission européenne a décidé de débloquer la situation en rouvrant des discussions concernant le seuil tolérable de mortalité des abeilles exposées aux pesticides. Elle a confié à l’EFSA la mission d’actualiser ce seuil grâce aux nouvelles données scientifiques.

L’EFSA a proposé plusieurs approches aux états membres (quatre) afin de définir la variabilité naturelle de la taille d’une colonie d’abeilles, dont notamment un modèle mathématique, le modèle BEEHAVE, co-produit par l’industrie des pesticides (Syngenta) et qui est fortement mis en avant par le lobby des pesticides. Parmi les critiques qui peuvent être formulées à l’encontre de ce modèle, il y a le fait qu’il utilise des données de mortalités dans des environnements présentant des pesticides, ne permettant dès lors pas de définir des variations « normales » de la taille de colonies d’abeilles. Ce modèle établit par ailleurs un seuil de mortalité des colonies d’abeilles lié à l’exposition aux pesticides de 23%. Ce qui est colossal !

La majeure partie des états membres dont la Belgique a soutenu son utilisation, lors de « discussions secrètes et sans débat scientifique, ni démocratique selon PAN ».

Martin Dermine, responsable de la politique environnementale chez PAN Europe, alertait sur ce retour en arrière : « il est scandaleux qu’une agence européenne « indépendante » se plie aux intérêts des entreprises de pesticides et accepte d’écarter et de négliger ses propres travaux antérieurs ». De plus, il précise qu’en 2015, l’EFSA avait mis en doute les données utilisées pour calibrer le modèle BEEHAVE, il est « ahurissant » qu’elle suggère maintenant de l’utiliser.

Mon travail dans ce dossier

Sachant que les négociations sur le nouveau Plan étaient en cours, j’ai interrogé les ministres de l’agriculture sur le dossier.

En septembre 2020, j’ai interrogé Mr Ducarme, alors ministre de l’agriculture, notamment pour savoir quelle approche la Belgique allait soutenir. La réponse a été donnée par Mr Clarinval (suite au changement de gouvernement), réponse dans laquelle il affirmait en effet soutenir le modèle Beehave (de Syngenta) lors des échanges européens.

En vue du Conseil européen des ministre de l’Agriculture des 28 et 29 juin 2021 qui devait clôturer les débats sur le Plan Abeilles en se prononçant en faveur de la fixation d’objectif spécifique pour protéger les abeilles mellifères contre les pesticides, je suis revenue vers Mr Clarinval début juin pour savoir si la position belge avait été mise à jour.

Sa réponse est restée la même, il a à nouveau soutenu devant le parlement fédéral ce taux de mortalité acceptable de 23%.

Par ce type d’annonce, la Belgique se rangerait au côté de l’Espagne, de la Grèce et la Hongrie. Les Pays-Bas, la France et la Suède quant à eux annonçaient soutenir le seuil de 7%.

J’ai pu exprimer ma très grande inquiétude face à la réponse, vu l’impact que cela représente pour notre biodiversité et notre agriculture.

Suite à ma question, Nature et Progrès et PAN ont communiqué :  https://www.natpro.be/le-ministre-clarinval-soutient-une-augmentation-des-mortalites-dabeilles-pesticides/

Ils ont notamment pointé que le ministre Clarinval « se cache derrière l’EFSA en prétendant que le chiffre est scientifique alors qu’il est éminemment politique : quel niveau de protection donnons-nous à nos pollinisateurs ? Le ministre a décidé de soutenir plus de pesticides toxiques dans notre environnement et moins d’abeilles ! »

La presse a fait écho à cette annonce du Ministre: https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-belgique-accepte-que-23-des-abeilles-meurent-a-cause-des-pesticides-denonce-nature-progres?id=10780525

Les écologistes, très inquiets face à cette réponse, se sont mobilisés au côté de la société civile, pour garantir que la Belgique change de position avant le Conseil européen des ministres de l’agriculture.

Nous avons continué à batailler pour le respect du seuil de 7 %. Nous n’avons pas tout à fait gagné, mais la Belgique a finalement tenu une position de 10 %. C’est quand-même significativement moins que 23 %!

Et finalement

Très partagés sur le niveau de ce seuil, les États membres se sont finalement mis d’accord sur une nouvelle approche de l’EFSA destinée à évaluer l’incidence des pesticides sur les populations d’abeilles mellifères qui « fixerait à 10 % le taux de réduction maximum de la taille des colonies d’abeilles dans l’ensemble de l’UE ».

On comprendra que si c’est un soulagement que le Conseil se soit mis d’accord sur un seuil plus bas que celui permi par le modèle Beehave, un seuil de 10 % reste bien sûr problématique.

Pourquoi ?

Tout d’abord parce que cette nouvelle méthode ne concerne à nouveau que les abeilles mellifères et non pas les abeilles sauvages pourtant nécessaires à la pollinisation de nombreuses espèces et plus exposées aux risques de mortalité par les pesticides selon plusieurs études et experts. Il existe au moins 20 000 espèces d’abeilles sauvages dans le monde entier, il est donc nécessaire d’intégrer les abeilles sauvages dans les schémas d’évaluation des risques. Les pesticides peuvent avoir des effets qui diffèrent selon les espèces d’abeilles.

 Voir : « L’abeille solitaire est plus sensible aux pesticides que les abeilles domestiques ».

Par ailleurs, des questions restent ouvertes concernant les effets combinés/synergiques, insecticides/fongicides ou pesticides/pesticides. En effet, les abeilles ne sont bien entendu pas exposées à un seul pesticide dans la nature, mais bien à des cocktails de produits chimiques dont les effets combinés ne sont pas analysés.

Dès lors, on peut honnêtement se poser la question de la cohérence entre un seuil de mortalité de 10 % de nos abeilles suite à l’exposition aux pesticides, et la stratégie biodiversité de l’UE qui vise à restaurer notre biodiversité et diminuer l’usage des pesticides de 50 % d’ici 2030. L’ONG PAN s’exprime dans ce sens : ici

Bref, si nous pouvons être rassuré par la position finalement tenue par la Belgique et par le Conseil européen des ministres de l’agriculture, nous devons rester vigilants, et poursuivre notre travail pour la réduction des pesticides en général, et la protection des abeilles en particulier, dans le souci de préserver notre biodiversité, notre agriculture et notre santé.