L’Europe interdit toute une série de pesticides en raison de leurs impacts négatifs sur la santé et l’environnement. Cette interdiction est faite dans le cadre du règlement (CE) 1107/2009, règlement qui établit les règles régissant l’autorisation des pesticides ainsi que la mise sur le marché, l’utilisation et le contrôle de ceux-ci.
Ce règlement intègre un mécanisme de dérogation, par le biais de son article 53, pour une période de 120 jours maximum sous des conditions strictes, à savoir « dans des circonstances particulières » et « lorsque cette mesure apparaît nécessaire en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par aucun autre moyen raisonnable ».
Sur base de cet article 53, de nombreuses dérogations ont été accordées ces dernières années, en Belgique et ailleurs en Europe, pour plusieurs catégories de produits, dont des produits déjà interdits pour leur toxicité.
C’est notamment le cas pour les néonicotinoïdes, les pesticides dits “tueurs d’abeilles”, interdits d’utilisation en Europe depuis 2018. Les pays membres, dont la Belgique, accordent pourtant massivement des dérogations pour l’usage de ces pesticides. Plus de la moitié des dérogations données par les États Membres sont données pour les néonicotinoïdes utilisés sous forme de semences enrobées (c’est-à-dire que les substances actives sont préalablement enrobées sur les semences avant l’ensemencement).
Les ONG Nature & Progrès Belgique et Pesticide Action Network Europe ont constaté que l’octroi de ces autorisations d’urgence soulève d’importantes questions de conformité avec la réglementation européenne et ont donc introduit plusieurs recours devant le Conseil d’Etat. Le Conseil d’État, dans un arrêt de février 2021, constatait que certains points de l’article 53 sont interprétés différemment par les parties et a donc décidé d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur l’interprétation de cet article. Ces questions visent la pratique de semences enrobées et l’application de l’article 53 à cette technique (question 1 et 2) ainsi que l’interprétation de l’article 53 dans des cas où un danger est plausible ou prévisible, ordinaire ou cyclique (question 3 et 4). La dernière question portait sur la notion d’alternatives raisonnables au pesticide en question.
En septembre 2022, l’avocate générale de la CJUE s’est prononcée sur l’affaire, et affirmait dans ses conclusions notamment que: “Une autorisation d’urgence ne peut être accordée que dans des cas exceptionnels. Un danger commun, qui se produit fréquemment, ne constitue pas un cas exceptionnel et n’est donc pas suffisant.” Cette nouvelle était de bonne augure pour la décision finale de la Cour de justice de l’Union européenne.
Le 19 janvier dernier, la Cour a rendu son verdict en répondant au Conseil d’Etat belge. La CJUE atteste que l’article 53 « ne permet pas à un État membre d’autoriser la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue du traitement de semences, ainsi que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits, dès lors que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces mêmes produits ont été expressément interdites par un règlement d’exécution. »[1]. Dit plus simplement, la pratique des semences enrobées par des produits interdits qui permettait la mise sur le marché de néonicotinoïdes, sur base de l’article 53, n’est plus autorisée. Cette pratique représente une interprétation trop extensive de l’article 53, or la Cour rappelle que l’interprétation stricte de l’article 53 est une jurisprudence bien établie.
L’arrêt permet d’aller encore plus loin en mettant potentiellement fin au système de dérogations pour tous les pesticides interdits. En effet, dans l’arrêt, la Cour rappelle que la santé humaine, animale et l’environnement doivent primer sur toute autre considération. Par conséquent, la protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement doit primer sur la productivité revendiquée et justifiant les dérogations. Dès lors, déroger à l’interdiction d’usage de produit toxiques, interdits en raison de leur impact sur la santé et l’environnement contrevient dès facto au cadre réglementaire. En d’autres termes, c’est la fin des dérogations pour des pesticides à base de produits expressément interdits par la réglementation européenne.
Cette décision de la Cour est historique. En effet, elle donne raison au mouvement environnemental et aux écologistes qui dénoncent ces pratiques dérogatoires depuis des années.
En effet, avec ma collègue Barbara Creemers de Groen, nous avons interpellé le Ministre à chaque dérogation donnée par la Belgique aux produits toxiques. Nous n’avons eu de cesse de demander un audit du processus de dérogation, pour montrer les abus récurrents dans l’octroi de dérogations. Mais par cet arrêt, les dérogations pour les produits interdits ne pourront plus avoir lieu (et nous y veillerons!). Nous commencerons par vérifier que la dérogation donnée en 2023 pour l’indoxacarbe pour un usage allant du mois de mai à août sera bien annulée par le Ministre. Il en va de même pour deux dérogations octroyées, avant l’arrêt de la CJUE, mais toujours en cours de validité jusqu’en mars 2023 pour l’exportation de semences enrobées avec du thiamethoxam et de l’imidacloprid. Comme le stipule l’arrêt, l’article 53 ne permet pas l’autorisation de pesticides interdits en vue de semences enrobées. Par conséquent, cela est autant valable pour une utilisation sur le sol européen que pour l’exportation en dehors de l’Europe!
Forts de cette décision de justice, plusieurs autres dossiers sur les pesticides nous mobiliseront encore. L’interdiction de certains produits bien sûr (en commençant par le glyphosate – voir cet article), l’encadrement des pesticides candidats à la substitution (voir cet article), et bien sûr le dossier des exportations des produits interdits sur notre sol. En effet, les pesticides interdits en Europe à cause de leur toxicité sont encore massivement produits et exportés en dehors de l’Europe. Cette pratique inique doit cesser au même titre que les dérogations pour des produits interdits. Je vous en avais déjà parlé ici.
Suite au prochain épisode.
J’ai fait une petite vidéo explicative qui résume toute la situation en moins de deux minutes sur Facebook et Instagram
Cet article fait suite au précédent :
https://severinedelaveleye.ecolo.be/2023/01/16/la-belgique-est-le-8eme-pays-accordant-le-plus-de-derogations-pour-les-pesticides-dangereux-et-interdits-dans-lunion-europeenne/
Lien communiqué de presse de la société civile:
https://www.pan-europe.info/press-releases/2023/01/eu-court-justice-no-more-derogations-use-bee-toxic-neonicotinoids